Ses auteurs présentent le livre le 31 mars à Forcalquier et le 1er avril à Marseille.
Mahmoud Traoré et Bruno Le Dantec, seront
le dimanche 31 mars, à 18h00, au Squat de la Gendarme Rit à Forcalquier (2 montée de l’Observatoire)
le lundi 1er avril, à 18h00, à la Kuizin à Marseille (36 rue Bernard, 13003)
pour présenter le livre paru en octobre 2012 aux Éditions Lignes
Le récit autobiographique de Mahmoud Traoré – recueilli par Bruno Le Dantec, et dont ils ont ensemble établi la version définitive – révèle la réalité de la vie sur les routes d’un migrant irrégulier, faite d’expédients, d’attente, d’extorsions et de brutalité, mais aussi d’entraide et de bravoure. Il s’y dévoile le fonctionnement des foyers, « ghettos » et autres campements de fortune, où les clandestins réinventent une organisation sociale à la fois précaire et pleine de contradictions.
Ce témoignage est un document unique, à plusieurs titres. Mahmoud Traoré a mis plus de trois ans à atteindre l’Europe à travers le Sahel, le Sahara, la Libye et le Maghreb. Son voyage se conclut par sa participation à l’assaut collectif de la frontière de Ceuta, le 29 septembre 2005. Mais l’intérêt premier de ce récit réside sans doute dans la description de la vie sur les routes d’un migrant irrégulier, faite d’expédients, d’attente, d’extorsions, de brutalité, mais aussi d’entraide et de bravoure. Il s’y dévoile le fonctionnement des foyers, « ghettos » et autres campements de fortune où les clandestins réinventent une organisation à la fois précaire et riche en contradictions et enseignements. Aucun livre n’a encore rapporté cette réalité souterraine avec autant de précision, sans jamais stigmatiser ni idéaliser ces hommes et ces femmes qui ont la faiblesse de croire en la liberté de circulation.
« Je n’ai rien dit à personne. Ma sœur Kadi et son mari Moussa étaient au courant pour Bambo, mais moi, je ne leur ai avoué que je partais qu’au dernier moment. Le sourcil froncé, Moussa m’a demandé si ma mère était prévenue, si j’avais de l’argent, si j’étais conscient des risques encourus. D’après lui, cette affaire est bien mal ficelée, trop improvisée. Il a sans doute raison, mais qu’importe, je ne serai pas le premier jeune à prendre la route sur un coup de tête. Tu es là, les mains vides, tu en as marre d’attendre quelque chose qui –tu le sais bien– ne viendra jamais à toi si tu ne vas pas le chercher. Alors un beau jour tu te secoues les puces et tu tentes ta chance, en te disant que si ça foire, il sera toujours temps de rebrousser chemin comme si de rien n’était. »
Le clandestin n’est pas seulement l’« objet » politique ou l’instrument idéologique à quoi on cherche à le réduire. Il est un acteur de la vie économique dans les pays de destination. Il est également un acteur politique à part entière. Le présent récit en atteste : dans la moitié septentrionale du continent africain, les flux migratoires « sortants » ont fait émerger une économie de misère, en partie gérée par ses acteurs mêmes. À chaque « relais » (le plus souvent situés dans les grandes villes des pays respectifs traversés), des ghettos structurés par origine nationale, couleur de peau, sexe, langue ou religion servent de point de passage vers l’étape suivante du voyage. Ces relais sont dirigés par des « chairman », ayant trouvé là le moyen d’un revenu confortable, rendu possible par le racket plus ou moins brutal exercé sur les voyageurs de passage. D’autres fois, les formes politiques spontanées s’affinent d’un exercice tournant du pouvoir, le candidat à l’exil devant « payer » son passage en assumant la responsabilité transitoire de l’une des tâches relatives à la gestion de la communauté : service d’ordre, intendance, négociation avec les responsables des autres communautés et organisation des passages. Ironiquement, ces organisations se structurent quelquefois autour d’une sorte de « gouvernement » autoproclamé et organisé selon des règles strictes :
« Je n’ai aucune idée de comment ils se répartissent les sommes qu’ils nous réclament. Ils sont vingt-neuf à gouverner le ghetto sénégalais. Le président, le premier ministre, le commissaire et le trésorier forment le noyau dur, réunis toute la journée dans leur QG, mais ils comptent aussi sur la collaboration des chefs de zone. Il y a trois zones pour la Guinée-Bissau, deux pour la Guinée Conakry (Koundara et Boké) et six pour le Sénégal (Tambacounda, Vélingara, Kolda, Zinguinchor, Dakar, Sénégal Nord). Ce qui fait une bonne dizaine de zones, ou quartiers, avec chacune son chef, qui siége au parlement. Ce sont ces chefs de zone qui collectent l’argent du bizness avant de le remettre au chairman. Dans la zone de Vélingara, Boubacar le trésorier fait partie du gouvernement central, ainsi que Yaya le chef de zone, Djibril le cuisinier des chefs et puis Bassilou, qui est brigadier de police : autant d’informateurs du chairman. Tous ces grades ont été inventés pour tenir le pouvoir. Ils contrôlent par la crainte le petit peuple des clandestins et ne font confiance en personne, parce qu’ils savent bien que les clandestins ne vivent dans leur royaume que contraints et forcés. »
Les tentatives de franchissement collectif des hautes barrières de sécurité de Ceuta et Mililla, auxquelles a plusieurs fois participé Mahmoud Traoré en 2005, a fait grand bruit alors. Elles témoigne de la complexité des situations dont les clandestins sont à la fois les acteurs et l’enjeu. Car le « business » des frontières ne se réduit pas à la seule économie de misère des passeurs et autres « chairman ». Leur contrôle fait l’objet de négociations et de transactions au plus haut niveau entre les gouvernements européens et ceux des pays africains de la rive méditerranéenne. La complaisance du gouvernement français vis-à-vis du régime libyen de Mouammar Kadhafi – avant sa chute – en témoigne. D’importantes sommes sont versées, des armes et des moyens de contrôle livrés aux régimes algérien et marocain (et à l’époque, libyen) à qui l’on « sous-traite » une partie du service d’ordre de l’Europe de Schengen.