Marseille : L’usine et la mer

Le 6 juillet, à Marseille, l’usine Legré-Mante (seule productrice d’acide tartrique en France) est brutalement fermée par la famille Margnat, championne du gros rouge qui tache (Kiravi, Vieux Papes...). Mais les ouvriers, jetés à la rue "comme-des-moins-que-rien" à l aveille des vacances, occupent la boîte et dévoilent une sombre affaire de spéculation immobilière.

[Reprise de l’article paru dans le numéro 70 de CQFD, voir en fin d’article]

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Le 6 juillet, à Marseille, l’usine Legré-Mante (seule productrice d’acide tartrique en France) est brutalement fermée par la famille Margnat, championne du gros rouge qui tache (Kiravi, Vieux Papes...). Mais les ouvriers, jetés à la rue "comme-des-moins-que-rien" à l aveille des vacances, occupent la boîte et dévoilent une sombre affaire de spéculation immobilière.

[Reprise de l’article paru dans le numéro 70 de CQFD, voir en fin d’article]

"Maison fondée en 1784", vante le blason de Legré-Mante, établissement installé à la pointe sud de Marseille, en bord de mer. On y produit de l’acide tartrique à partir de la lie du vin. Issu d’un procédé impliquant acides sulfurique et chlorhydrique, soude et autre chlorate, ce produit miracle peut ensuite être utilisé pour acidifier jus de fruit et sodas, stabiliser le goût et la couleur des petits pois en conserve, rendre effervescent les comprimés de Sanofi, retarder la prise des ciments ou polir et nettoyer les métaux. Il peut aussi aider à la vinification de certains raisin cueillis trop mûrs...

Début juillet, après s’être déclarés en cessation de paiements, la direction met les voiles, laissant sept vigiles sur place. Le 23 juillet, le tribunal de commerce place l’usine en liquidation judiciaire. Le lendemain, les plus décidés des employés occupent l’antique fabrique. Le préfet refus de communiquer mais, à l’aube du 13 août, il lance deux compagnies de CRS, deux camions de pompiers, les services de déminage et des agents de la PJ à l’assaut du site, gardé à cette heure-là par... deux ouvriers.

« Ils nous ont plaqués sur la table en exigeant qu’on leur dise où étaient cachés les autres. Les autres ? Ils dormaient chez eux ! », racontent les deux redoutables prolos en question, assis devant le portail -car l’usine a été depuis réoccupée. Le 13, la police a brandi des bombonnes de gaz (vides) et des cocktails molotov (remplis d’eau) devant la presse pour accréditer un nouveau cas de terrorisme industriel. Les ouvriers ont contre-attaqué en dévoilant le pot aux roses : derrière leur brutale mise à la rue (pas de salaire depuis juillet) se cache une opération de spéculation immobilière soigneusement préméditée.

Porte d’entrée du futur parc national des Calanques, le quartier de la Madrague-Montredon va connaître une forte plus-value. Et même si la décontamination des sols coûtera cher[1] on offre déjà plus de 42 millions d’euros pour ces 17 hectares.... On ? Le Crédit Agricole Immobilier.

Gilles Margnat affirme que cette offre fut sans lendemain.
Mensonge !, s’insurgent les travailleurs. Et ils le prouvent avec des documents, qu’une main anonyme a glissés sous la porte de leur local syndical.

1) L’offre du Crédit Agricole, datée du 29 juin 2007 ;
2) Le devis pour une mission (confidentielle) du cabinet d’avocats Fical, chargé "d’optimiser la cession des terrains", et qui révèle que, dès juillet 2007, Benjamin Margnat considère "l’arrêt d’activité [...] inévitable à l’horizon 2008-2009" ;
3) Le compte-rendu (confidentiel) d’une réunion de travail avec Gilles Margnat, dans lequel la société Brownfields, spécialisée dans la "reconversion de sites industriels pollués", se propose « d’accompagner » Margnat « jusqu’à la cession du site aux promoteurs » ;
4) Une lettre (manuscrite) de Gilles Margnat à un proche, où il énumère les préalables à la vente : arrêt d’activité, résolution des problèmes sociaux, environnementaux et « bien sûr », fiscaux, juridiques et financiers (« j’y travaille », conclut-il vaillamment, mais « les frais de dépollution seront bien sûr à notre charge. »)
Les experts de Brownfields le soulignaient : « les objectifs des actionnaires familiaux sont différents. Certains souhaitent céder leur participation en l’état, d’autres veulent accompagner le projet de reconversion jusqu’à son terme, mais sans avoir à participer au investissements. » Manque de bol, la dépollution incombe au dernier exploitant...

Préoccupé par toutes ces dépenses, Margnat a sans doute trouvé malin de zapper le plan social, avec son cortège de négociations, indemnités et reclassements... En jouant la fermeture imprévisible, il botte en touche : le coût des licenciements sera supporté par la collectivité.
Malgré les documents prouvant la magouille, le tribunal de commerce a donc enteriné ce coup de force. Martial Eymard, secrétaire du CE et délégué CGT, ne décolère pas : « C’est encore et toujours la loi du plus fort ! Les gars me disent qu’il faut vraiment être con pour passer sa vie à travailler... » La rage et la désillusion s’étalent sur le mur d’enceinte : « Les juges sont à vendre, pas nous ! », « Chômeurs en force », « Il faut brûler pour être écouté ? », « Margnat escroc : BOUM ! », « Sarkozy, je te vois pas », « Margnat, il y a un point en commun entre ton caviar et nos pépitos : ils sont achetés avec notre sueur ».

Ici, on imagine mal une reprise de l’activité sous contrôle ouvrier, comme chez Chaffoteaux-et-Maury, à Saint Brieuc. Margnat justifie a posteriori sa fuite, invoquant la crise, la conccurance chinoise, un arrêté préfectoral prohibant l’activité nocturne, des normes environnementales trop contraignates.... Et en réoccupant l’usine, les ouvriers ont découvert une partie du matériel vandalisé[2].

Du côté des politiques, silence radio. "Rendre la mer aux Marseillais", trompette le maire depuis des années. Résultat ? Au nord de la ville, les plages sont transformées en garage à yachts. Plus près du centre, la desctruction de la passerelle du littoral allait libérer la vue sur la rade : mais les buildings en verre fumé [3] boucheront bientôt l’horizon encore plus radicalement. Au sud, c’est le chemin des Calanques qui est convoité.
Entre collines et rivage, la Madrague-Montredon ressemble encore à un village de pêcheurs, avec ses maisonnettes aux toits en fibrociment ondulé. Quel anachronisme ! Et, surtout, quel manque à gagner. « Tout ça pour les Parisiens, pas pour les Madraguéens », prophétise un graffiti à l’entrée de l’usine. Retour vers le centre en bus : un clochard apparenté rasta monte avec à la main une bouteille de Villageoise (de chez Margnat) et taquine une dame : « Une vraie Marseillaise, avec votre portable à un euro. » Puis il s’asseoit et tourne son regard vers le large. Il fredonne "Ma Benz", le rap le plus bling-bling de NTM. Margnat nique tes morts ?

Nicolas Arraitz pour CQFD

1 - Selon une inspection de la DRIRE (direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement), les sols contiennent jusqu’à 74500 mg de plomb (par kg), 8000 mg d’arsenic et 180 mg de cadmium.

2 - Note du transcripteur : la société de sécurité qui a mis des vigiles sur le site pour garder l’usine fait partie du groupe Margnat. Un soir peu après l’arrivée des vigiles dans le lieu des voisins ont entendu de "drôles de bruits" et on vu des lumières dans les ateliers. Coïncidences ?
Margnat saborde sa propre usine

3 - Note du transcripteur : les bâtiments en construction sur tout l’ensemble de la Joliette sont liées au projet européen Euroméditerrannée qui vise également en sous main à "nettoyer" le centre ville, Marseille étant la dernière grande ville en France à avoir un centre très populaire.

Source : N°70 du 15 sept 2009 de CQFD, Soutenez CQFD ! Achetez-le !

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