Cette année se commémore le dixième anniversaire du Massacre du Naya, région qui borde le Rio Naya, limite entre les départements du Cauca et de Valle del Cauca. Plusieurs événements ont été organisés pour rappeler et dénoncer l’impunité dans laquelle demeure ce massacre.
Le samedi 9 avril, les victimes, accompagnées par les autorités indigènes et associations de Droits de l’Homme, ont procédé à une dénonciation publique à Santander de Quilichao et ont planté un plan de palme en mémoire aux morts du Naya et à Alexander Quintero, leader du Naya assassiné l’an dernier. Ont ensuite été parcourues les communautés afros, afin d’exprimer l’unité entre les descendants afros, les indigènes et les paysans, avant de procéder à une cérémonie d’harmonisation dans le Rio Naya, où se trouvent, encore, des disparus du Massacre. Une messe politique a été organisée le dimanche, ainsi qu’une galerie de la Mémoire. En ce même jour ont été écrites les exigences des victimes et des organisations, avec l’objectif de les présenter le lundi, lors de l’Assemblée de Commémoration, à Timba Cauca.
Quelques éléments pour ceux qui ont oublié ou qui n’ont jamais su de ces journées de barbarie, de ces années d’agression des peuples indigènes, des communautés afros et des paysans du Cauca et de la Vallée du Cauca...
Ces 50 dernières années, sur les terres fertiles du Naya, ont commencé à pousser les cultures illicites de coca : la zone, presque vierge, est un lieu privilégié pour le transit de produits illicites. Ces activités ont attiré tous types de groupes armés, tant les FARC, l’ELN que le Bloc Calima des Autodéfenses Unies de Colombie (AUC).
Les AUC, c’est à dire les paramilitaires, furent convoquées par les principaux narcotrafiquants du cartel du Nord de Valle del Cauca et par un groupe d’entrepreneurs locaux afin de protéger les commerces du harcèlement de la guérilla (source : www.verdadabierta.com ). A partie de l’année 2000, dirigée par Jodé Ever Veloza Garcia, connu sous le nom de "HH", une armée de 800 paramilitaires impose des barrages routiers illégaux, repère, séquestre, agresse, fait disparaître et assassine dans le centre de Valle et dans le Cauca, causant de nombreux déplacements forcés de population. En novembre de cette même année, le ministère public alerte le gouvernement sur des barrages des paramilitaires entre Buenos Aires et Santander de Quilichao, ceux-ci contrôlant l’accès des communautés à la nourriture et autres vivres. "Ils déterminaient ceux qui allaient vivre et ceux qui n’allaient pas vivre" commente le Gouverneur indigène de Kitek Kiwe. Le massacre du Naya avait déjà commencé un an avant, mais les autorités ont pris en compte la gravité de la situation qu’en décembre 2000, lorsque se déplacèrent plus de 4000 indigènes du Resguardo de La Paila dans le Naya. Dans une situation tendue, après l’assassinat de Elías Tróchez, gouverneur indigène du Haut Naya, par l’ELN le 11 décembre 2000, la force publique entre dans la région du Naya.
En Mars 2001, l’Armée s’en va et les paramilitaires reviennent. La Defensoría del Pueblo (Défense du Peuple) montrait sa préoccupation depuis 1999 en rapport avec la présence de paramilitaires dans la zone, et déjà prédisait un massacre, quand, le 27 mars, la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH) exige de l’État colombien qu’il établisse des mesures de protection de s populations indigènes.
Cependant, le 5 avril, ce sont 500 hommes armés des AUC, selon la Defensoría del Pueblo, qui entreprennent le parcours de la mort, passant par les 17 villages du Naya. Le 9 avril, ils bloquent les routes et séquestrent des informateurs dans le but de les aider à chercher les présumés guérilleros. Le jour suivant ils commencent le massacre à El Ceral, lequel dure 4 jours, principalement à Palo Solo, Rio Mina, El Placer et San Antonio. Jusqu’à aujourd’hui ont été retrouvés seulement 37 cadavres, mais selon les communautés, ce sont plus de 100 personnes qui furent assassinées. Le 13 avril, après avoir tué tant de civils, les combats entre les AUC et les FARC commencent et prennent fin le 16 avril. Il a également été reporté que certains paramilitaires se seraient enfuis avec l’aide de l’Armée colombienne, après le massacre. Des milliers de déplacés arrivent à Timba, Santander, Popayán, Jamundí et Cali. La force publique se présente sur les lieux le 26 avril, quand tout est terminé, juste à temps pour ramasser les morceaux de chair en putréfaction.
Doña Rubiela se rappelle de tous les détails de ce 11 avril 2001, quand ils ont tué son mari et qu’elle a du s’enfuir avec sa fille de 5 ans. "Mon histoire, pour vous est très émouvante, très triste, très amère, pour moi aussi" introduit-elle avec une photo de famille à la main. Sur la photo, un hombre, une femme et une enfant. Ils sourient.
Doña Rubiela était en train de préparer les arepas (galettes colombiennes) quand arrivèrent les paramilitaires. "Ce sont les AUC" a dit son voisin. "Qui c’est ?" "Bin c’est les gens qui tuent à El Ceral, à Timba, partout" il lui a répondu. Les AUC emmenèrent la famille et les accusèrent d’être des guérilleros, des collaborateurs. Selon Doña Rubiela, un guérillero capturé par les AUC répétait : "Si vous allez tuer des gens, vous vous trompez, ici il n’y a pas de guérilleros, que des paysans, des travailleurs". Mais ils fusillèrent tous les hommes de la communauté. "Mon mari a ouvert la bouche et ils lui ont tiré une balle là" raconte cette dame, "ils ont voulu baisser le pantalon de ma fille pour voir si c’était pas un garçon."
Comme de nombreux déplacés, les deux femmes ont tout perdu, et s’en sont allées sans rien. Comme de nombreuses victimes, elles n’ont pas obtenu réparation. "J’ai eu faim, j’avais aucun endroit où me mettre avec ma fille, ces dix ans ont été durs pour moi... coups sur coups."
Ce lundi 11 avril 2011, dans cette Assemblée de commémoration et de résistance, les victimes du massacre du Naya, les organisations et les processus sociaux du Territoire ancestral n’oublient pas.
Ils exigent la réparation intégrale pour les victimes, particulièrement des veuves et orphelins du massacre, et pour les populations déplacées par le conflit armé, avant, durant et après le massacre. "Le mal que nous ont fait les autodéfenses au Naya, le Président va devoir le réparer" s’exclame Doña Rubiela avec colère, "nous ne voulons pas plus de kilos de riz, ni plus de kilos de lentilles, nous avons besoin qu’ils nous donnent un logement où on puisse vivre". Devront également être prises en compte les victimes des assassinats antérieurs et postérieurs au massacre du Naya. Parce qu’on ne sait toujours pas le nombre exact de victimes, car les gens ont peur des menaces de la part des paramilitaires.
Par ailleurs, les autorités dénoncent la persistance de crimes et menaces dans la zone : la disparition de Manuel Antonio Ramos, gouverneur indigène, en 2003, la responsabilité de la force publique dans des assassinats de civils passés pour guérilleros en 2007, les menaces contre la direction de Kitek Kiwe en 2008 ou l’assassinat d’ Alexander Quintero, leader du Naya, le 25 mai 2009. Et l’horreur continue : de retour de cette commémoration même, un communard indigène, Hugo Ulcue, appartenant au Cabildo la Playa Haut Naya, a été assassiné ce 12 avril. "le cadavre a été abandonné dans les alentours du siège du Cabildo (autorité politique indigène) de la localité, comme un acte d’avertissement" dénonce la ACIN. Le massacre du Naya n’est toujours pas terminé !!
Ils demandent Justice. Encore une fois. Pour montrer au grand jour qui a été responsable de ce massacre, autant les responsables matériels -les paramilitaires- que les responsables intellectuels. Que se reconnaisse la responsabilité de l’État pur omission et participation. Si aujourd’hui 73 paramilitaires sont en prison, d’autres questions restent sans réponse. La participation d’ex-militaires dans les AUC, l’usage de véhicules de l’Armée et son aide dans la fuite de nombreux "paras", le silence de la base militaire quand passèrent les bataillons de paramilitaires, les réunions entre "HH" et des responsables de la force publique... la contemplation de l’État devant les nombreuses alertes.
Sur la question du paramilitarisme, le Gouverneur de Kitek Kiwe, Gerson Acosta Salazar, analyse : "Ils s’appelaient Pájaros, Chusmas, ensuite AUC, Rastrojos, Águilas Negras, et maintenant les ‘Bacrim’. Mais la communauté dit clairement qu’elle ne se laissera pas avoir par ces termes, nous savons que le conflit persiste dans ce pays et nous savons très bien que c’est une politique d’Etat, le paramilitarisme peut changer de nom mais persiste dans nos territoires et c’est ce qu’aujourd’hui nous refusons. La politique d’agression de l’État, de spoliation, continue".
Et le gouvernement est le grand absent de cet événement. Il n’a jamais eu la volonté de faire justice dans ce cas. Jamais il n’a accompagné les victimes, jamais il n’a reconnu sa responsabilité. Même s’il a accepté et confirmé l’invitation à cette commémoration, il n’est pas venu. Quelques fonctionnaires, visiblement mal à l’aise, ont présenté des rapports mais, comme le reporte le compte rendu, "depuis leur responsabilité politique et administrative, ils n’ont pas pu aller plus loin que ces rapports" et "assumer les engagements qui permettrait de démontrer la supposée volonté du gouvernement et de l’État envers les victimes et sa responsabilité dans garantie de leurs droits fondamentaux".
L’Assemblée exige la titularisation des territoires du Naya de manière collective aux communautés afros, indigènes et paysannes, ainsi que le respect de ces territoires, la consultation préalable pour n’importe quel projet économique. Ils demandent le respect de leurs droits, des garanties de prévention et de protection des leader-e-s et intégrant-e-s des communautés du Naya, l’accès à la Justice. Ils veulent une Loi des Victimes punissant les faits perpétués par les paramilitaires et "les déterminants du délit" comme l’a manifesté le Gouverneur de Kitek Kiwe "assez de chiffres sur les victimes, nous exigeons une loi qui respecte et défende les peuples".
Finalement, il se reconnaît que "seules la mobilisation et la lutte dans les rues ainsi que la libération des territoires rendront possible de véritables résultats dans le chemin de la réparation collective, dans la reconnaissance de la vérité et la consécration d’une véritable justice". Ainsi, en cette année de mémoire, la communauté a décidé de se réunir le 29 avril pour décider les actions à réaliser dans le but de faire pression sur le gouvernement et en terminer avec cette impunité. "Nous ne voulons pas attendre dix ans de plus !" crient les victimes. Dans ce cadre s’est proposé une minga (marche) de résistance à Bogotá, ce qui sera discuté lors de cette réunion.
Toutefois, les participants reconnaissent la nécessité de s’unir pour protester contre la violence générale que vit le département du Cauca. "Il y a un conflit interne, des intérêts territoriaux, des politiques néo-libérales qui affectent autant l’indien, le noir que le paysan, c’est pour cela que nous devons être tous être unis en un seul langage, exiger le droit et les respect à notre territoire" conclue Gerson Acosta Salazar. Une volonté qui pourra se réaliser par cette minga.
Pendant que les bus se remplissent, quelques victimes doutent. "ils ne tiennent pas leurs promesses" lâche une dame, avant d’ajouter "la marche est une bonne alternative, parce qu’ils nous ont oublié", "nous avons besoin des autres communautés, qu’elles nous soutiennent." La lutte de ceux du Naya n’est pas juste une lutte pour la ’Justice’, elle est beaucoup plus grande, c’est une lutte contre le capitalisme et ses armées qui veulent convertir des poignées de terre en sacs de monnaie, qui veulent en terminer avec les processus organisés des peuples pour jouir de leurs ressources naturelles. C’est une lutte de tous et toutes.
Une mémoire présente et un peuple en résistance
Le massacre du Naya : plus jamais !